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Le pachyderme qui ne sort pas de la cafetière

In multilingue on juin 19, 2011 at 10:01

Rejouons une célèbre petite expérience, simple et navrante:

Après avoir lu cette ligne, ne pensez pas au mot éléphant.

Il est peu probable que vous arriviez à suivre la consigne victorieusement. Certains interprètent à longueur d’ouvrage ce paradoxe de la pensée et du discours. Je souhaite pourtant attirer une nouvelle fois votre attention sur l’animal, dont la présence dans cette phrase est moins anodine et moins arbitraire qu’il n’y paraît. Les japonais utilisent pour le désigner par écrit le joli idéogramme suivant 象 plus exactement, ils parlent respectueusement de Monsieur l’Eléphant (zō-san, ぞうさん): On croit voir dans l’élégante suite de traits du premier signe, à la fois de face et de profil, tel un portrait de Picasso, la trompe et les défenses, peut-être également les oreilles. Mais vous verrez plus souvent cet idéogramme, ce kanji, dans les textes japonais qu’il n’y a d’anecdotes dans cette langue sur les éléphants, car le même caractère, prononcé SHŌ, est utilisé dans le sens de phénomène, avec de multiples dérivés allant du phénomène atmosphérique à l’abstraction, en passant par l’image mentale, la représentation, l’objet d’étude et l’impression faite par un phénomène extérieur, justement, comme la vue d’un éléphant au milieu d’une chronique langagière des plus anodines. On en déduit qu’il est peut-être doublement difficile à un japonais de disserter sur les images mentales sans penser, même fugitivement, à un éléphant, surtout si on lui a préalablement demandé, par écrit, de s’en abstenir. Et il est bien connu qu’un éléphant fugitif peut faire de considérables dégâts. On imagine, ce qui vaut bien le proverbial magasin de porcelaine,  la catastrophe de cet animal phénoménal au milieu des ustensiles délicats de la cérémonie japonaise du thé (tcha-no-you, cha no yu, ちゃのゆ, littéralement thé + eau chaude). Le lecteur astucieux et observateur aura noté que le troisième idéogramme comporte un élément graphique familier, mais déformé. La ressemblance se voit mieux ainsi (le deuxième caractère est le radical chinois pour le sanglier ou le cochon, un des douze animaux du système astrologique avec le tigre, le dragon et le coq), : Tout se passe comme si l’éléphant, animal rusé et souple comme chacun sait, avait réussi en abandonnant quelques uns de ses attributs à s’inviter à la cérémonie du thé, en se cachant derrière une feuille et en se faisant passer pour un sanglier de passage.

La pratique de la voie du thé (sadō 茶道), qui offre un moyen d’approcher une forme ineffable de paix et d’harmonie avec l’ensemble de l’univers ne doit pas se laisser distraire par des manifestations extérieures. Cachez donc ces éléphants que je ne saurais boire ! Et surtout, ne leur donnez pas une tasse en porcelaine !

C’est d’autant plus facile que les éléphants ne sont pas réellement là. Ce serait en effet un contresens de croire que les caractères japonais sont une juxtaposition d’images, de figurations, comme un rébus qu’il faudrait deviner. La signification du kanji eau chaude 湯 ne réside pas dans une analogie impliquant un sanglier ou un éléphant, aussi rusé soit-il. Ce qui pourrait ressembler à un feuillage, un branchage, est en fait l’abréviation du radical « eau », 水 que l’on retrouve dans de très nombreux autres idéogrammes assez concrets (ceux du poisson, de la rivière, du lac, du port, …) où il agit le plus souvent comme un thème, mais aussi dans des kanjis évoquant l’excès, la décision, la dépense, le mélange, la totalité, la grâce, la pureté, mesurer, conjecturer, deviner.

Les kanjis représentent des objets, des idées, des concepts et des sons à l’issue d’une incessante évolution écrite et phonétique. Certains éléments graphiques sont utilisés et combinés de façon conventionnelle, arbitraire ou anecdotique au fur et à mesure des besoins. D’autant qu’il s’agit d’un système emprunté par les japonais à la culture chinoise puis modifiéadapté, malaxé dans des directions originales depuis plus de mille ans.

Le caractère pour éléphant est cependant exemplaire, car il a vraiment pour origine un pictogramme. On le perçoit bien grace au travail de collection que réalisent les étymologistes du chinois. Voici une version de cet idéogramme, stylisé, dans un sceau chinois ancien

seal version of elephantEt une autre version où l’on repère très nettement les points communs avec le précédent et les éléments descriptifs

Bien plus que le français, le japonais standard a fait l’objet de réformes profondes et de simplifications par le pouvoir central (en 1900 et 1946) qui ont à leur tour créé des ressemblances ou des anomalies. Pour l’exemple, les trois kanjis qui suivent sont respectivement eau chaude, chaleur et humidité.

Un point commun important est la présence à la moitié supérieure de ce que l’on pourrait prendre pour une petite étagère: c’est le radical soleil/jour 日, soleil qui chauffe, début du jour avec lequel apparait la rosée.

Il est souvent plaisant (et utile pour notre mémoire qui n’est pas celle d’un éléphant) de faire des rapprochements et des déductions, de l’étymologie de comptoir et de cahier d’écolier pour expliquer et fixer le sens des kanji et de leurs assemblages, mais comme barrirait notre animal fétiche, on se tromperait énormément si on prenait tout cela trop au sérieux.

Après cette défense de l’éléphant, de son kanji, et de leur caractère entier, vous trouverez sans doute ironique qu’une célèbre marque française de thés parfumés ait choisi cet animal pour emblème et que l’on puisse trouver facilement des théières en porcelaine en forme d’éléphant avec une trompe comme bec verseur.